Il y a 30 jours, l’IMOCA Hublot franchissait la ligne de départ de la dixième édition du Vendée Globe, et Alan Roura s’élançait pour son troisième tour du monde sans escale et sans assistance. Quatre semaines, c’est court et long à la fois. D’un côté tant de choses à gérer, de petits aléas et de gros imprévus, de fichiers météos à étudier, de manœuvres à enquiller, de voiles à régler, de matériel à réparer. Et au milieu de tout ça, trouver le temps malgré tout pour quelques repas, un peu de soin, du repos quand on peut, dès qu’on peut. Tout ce qui fait que les journées défilent sans même qu’on puisse en faire le décompte. Et puis en même temps ce sentiment d’usure, parce que les journées font justement 24 heures et qu’elles sont remplies à ras bord. Trente jours sans serrer un humain dans ses bras aussi, c’est drôlement long, surtout quand on est père de deux jeunes enfants et qu’on a l’habitude d’en avoir un sous chaque coude.
Trente jours, c’est aussi l’occasion d’un premier bilan, alors que plus d’un quart de la course a été avalé par le marin suisse, qui a profité de la semaine pour remonter en puissance. Actuellement en 20e position, l’IMOCA Hublot a surtout creusé l’écart avec le peloton, laissant notamment Giancarlo Pedote et Arnaud Boissières dans son rétroviseur. À portée de tir désormais, Isabelle Joschke et Jean Le Cam sont déjà dans le viseur d’Alan Roura, qui ne se prive pas non plus de lorgner un peu plus loin, sur Damien Seguin. Toujours franc, il tire les premiers enseignements de son troisième Everest des Mers, et en fixe les prochains objectifs.
Alan, comment tu vas déjà : physiquement, après un mois de mer, à quoi tu ressembles ?
Je vais bien, je tiens le coup. C’est un peu long cet Indien, mais physiquement, après un mois de mer, ça roule impeccable. Pas de douleurs, pas de soucis, des petites coupures au mains mais rien de plus donc ça c’est vraiment positif. Bon par contre, je ne ressemble à rien, je pue, je suis crade… un marin quoi ! Mais ça va, je pense que j’ai un peu tiré ces derniers jours, ça a été assez épuisant, il a fallu faire avec. Physiquement, tu prends forcément plus cher dans ces conditions parce que tu dois sans cesse compenser les mouvements du bateau, même quand tu dors, donc tu sens que tu es tendu… Il fallait réussir à lâcher prise parfois, relâcher le corps, mais ce n’est pas facile parce que tu as justement la sensation que quand tu te détends, tu vas te faire mal ! Mais il faut, il va falloir encore !
Moralement, comment tu te sens ?
Là, c’est encore moins facile parce qu’il ne faut pas oublier qu’on se bat contre la nature quand même. Depuis quelques jours, la mer est vraiment affreuse. On est tous à la même enseigne, tout le monde pense pareil, mais ça tire moralement. Tu as juste envie de pouvoir naviguer proprement, tirer le meilleur du bateau, mais là c’est impossible. Cette nuit j’ai essayé mais j’ai eu l’impression que j’allais le plier en deux. Je pense que ce n’est pas qu’une impression malheureusement ! Si je force un peu, je sais que je vais casser beaucoup de choses. Donc il faut faire le dos rond, mais j’ai l’impression que ça fait 10 jours qu’on fait ça. Par contre j’ai réussi à m’extirper un peu du groupe dans lequel j’étais, de prendre un peu d’avance, donc ça c’est positif. J’ai fait un choix météo pas mal dernièrement, moralement ça fait du bien.
Ce qui me rassure aussi, c’est que je ne suis pas le seul finalement à ne pas être là où je suis censé être. Ça fait partie du truc, donc je le vis bien. Enfin, mieux en tous cas ! Et la course n’est pas finie, il commence à y avoir quelques faiblesses qui se manifestent sur les bateaux et les marins, il y a des coups à jouer… et je veux clairement être là pour les jouer !
Comment résumerais-tu ce premier mois de course ?
Un seul mot : épuisant ! Ou énergivore ! Bon deux mots du coup… C’est hyper intense depuis le début ! Les dix premiers jours, on n’a pas eu tant que ça de vent, mais justement les bateaux sont durs à faire avancer vite dans ces conditions, donc il ne fallait rien lâcher. Finalement, ce qui est assez frustrant, c’est que j’ai le sentiment de ne pas réussir à faire avancer mon bateau proprement, soit parce qu’il n’y a pas assez de vent, soit parce qu’il y a trop de mer. Après, ça reste un premier mois magique, c’étaient de belles conditions dans l’ensemble. J’ai fait des erreurs qui m’ont coûté très, très cher, mais je commence à les lisser un peu, à m’en sortir un peu. Mais j’ai quand même l’impression qu’on a mis mille ans à arriver là où on est, alors qu’on n’est pas encore à la moitié ! Je suis en retrait de là où j’aurais aimé être. J’ai un jour de retard sur Yannick Bestaven sur la dernière édition, donc on est loin d’être dans les 80 jours. Mais ce n’est pas fini…
En quoi ce Vendée Globe est-il différent de tes précédents ?
Je pense que c’est vraiment l’état de la mer la plus grosse différence. Après, le bateau change évidemment beaucoup la manière de la ressentir, mais l’Indien je ne me souvenais pas que c’était comme ça ! Et puis avec ce bateau qui est très « on/off », si tu fais le dos rond tu t’arrêtes et c’est dur. Tu n’as pas le choix parfois, mais c’est dur par rapport aux autres. Surtout que les bateaux à dérives peuvent mieux doser leur vitesse, là où moi je ne peux pas. Il faut réussir à mettre le curseur, parce que l’IMOCA Hublot, dès que tu prends une vague tu montes à 35 nœuds, et tu ne veux pas faire des pointes de vitesse comme ça parce que c’est là que tu vas faire des bêtises. Sauf que tu ne peux pas le contrôler, et psychologiquement c’est assez difficile à vivre. Mais ça fait partie de l’apprentissage de ce bateau et ses réglages, faire en sorte qu’il reste contrôlable. Ça c’est vraiment nouveau par rapport à mes autres bateaux.
Et puis il y a une dernière chose un peu différente, ce sont les paysages bien sûr. Enfin, ils sont sûrement les mêmes, mais je ne les vois pas ! C’est ce qui m’attriste un peu dans ce bateau, je vois très peu l’extérieur. C’est bien dans les conditions fortes, mais quand c’est beau et sympa, c’est un peu dommage. Mais au moins je suis au sec !
Au contraire, est-ce qu’il y a des points communs qui te sautent aux yeux ?
La solitude ! Là, on est vraiment bien seuls au monde, c’est sûr. J’en cherche d’autres mais non vraiment, tout le reste est très différent. Ou alors j’ai tout oublié (rires) !
Comment va ton IMOCA Hublot ?
Mon bateau va bien, j’ai refait un tour de la structure hier et tout allait bien, il encaisse bien. Je n’ai pas eu de casse, seulement des bricoles, des choses qui dans le temps vont lâcher ou des petites choses pour mettre à mon goût. La pompe hydraulique de foil que j’ai déjà réparée ne va pas tenir longtemps, mais le bateau va bien dans l’ensemble, les voiles aussi. Je suis très surpris de sa solidité parce que je lui en ai demandé beaucoup et il ne bronche pas. On est en phase, on fait un bon binôme.
Comment réagit-il aux mers du Sud ?
Il enfourne beaucoup, mais ça c’est pour tous ! Là on a une mer, ce n’est même pas qu’elle est croisée, c’est qu’elle est carrément de travers, de face et d’arrière. Tu peux pas faire pire ! Tout souffre à bord, mais il se comporte bien dans le vent fort du Sud et c’est chouette. Le matossage aussi fonctionne bien, tout ce qu’on avait mis en place, ça marche. Par contre, je pense que je vais vraiment me les cailler dans le Grand Sud, quand j’arriverai dans les 50e.
J’ai vraiment juste hâte de le voir dans la belle houle du Sud ! C’est un bateau qui aime le gros temps, mais là j’étais obligé de garder le pied sur le frein pour ne pas tout exploser, donc j’aimerais bien avoir un peu tout qui s’aligne pour voir ce que ça donne sur une belle mer !
Comment analyses-tu ta position dans la flotte ?
Ma position dans la flotte est assez Nord, elle va l’être quasiment jusqu’en Australie. L’idée c’est de naviguer dans une mer qui est adaptée à mon bateau. Plus au Sud, il y a plus de vent mais la mer est dégueulasse, et ça ne passe pas. Entre les fichiers météo et la réalité, tu peux rajouter 20 nœuds. Donc je vais rester Nord, j’aimerais bien recoller Damien Seguin, qui n’est plus très loin devant. Derrière, j’ai mis 200 milles à mes poursuivants, je suis content. Je suis avec Isabelle Joschke et il y a Jean Le Cam qui s’est un peu extirpé.
Il est chiant, Jean ! Il navigue plus bas, je ne sais pas comment il gère son truc, pour l’instant c’est un peu ma déception, il a toujours le positionnement que j’aimerais avoir mais que je ne peux pas avoir parce qu’il a toujours le petit cran de décalage qui fait qu’il n’a pas le même vent, et du coup je n’arrive pas à le recoller encore !
Quels sont les enjeux des prochains jours pour toi ?
Les enjeux, c’est de gérer avec les dépressions qui nous arrivent dessus, avec les fronts aussi, et de pas casser de matos. Et d’avoir la speed, pour rester rapide par rapport au groupe de derrière, mais surtout de devant. On n’a pas tous la même course clairement ! Les deux groupes de devant font quasiment la course sur un seul bord depuis plusieurs jours, nous on se tape des montées et descentes dans l’Indien ! Les routes ne vont pas être directes pour moi, mais j’ai envie d’aller vite. Naviguer propre, ne pas casser, et recoller : voilà l’idée !
C’est ce qu’on peut te souhaiter pour les quatre prochaines semaines ?
Oui c’est exactement ça! Et continuer à prendre du plaisir parce que même si c’est difficile, il y a quand même des phases où je me régale ! Mais oui : ne pas faire trop d’erreurs, et vraiment rattraper les copains devant, ce serait super prometteur pour la suite.
Photo © Jean-Louis Carli / Aléa / Hublot