Voilà déjà plus de vingt jours qu’Alan Roura a quitté la terre ferme, et emporté avec lui un peu de nos rêves de terriens. En cette troisième semaine de course, pourtant loin d’être la plus simple en termes de stratégie, le marin suisse a renoué avec lui-même, en retrouvant les autres. Car même en solitaire, on ne fait jamais aussi bien que quand on est poussés par les siens !
Dans la deuxième case de son calendrier de l’avent concocté par ses proches, Alan Roura a trouvé ce lundi un petit casse-tête chinois. Et c’est avec son éternel éclat de rires qu’il a accompagné la métaphorique découverte : « J’en ai un peu marre des casse-têtes, je préférerais aller tout droit ! » L’anecdote est à l’image de cette troisième semaine de course qui a de nouveau amené son lot de gymnastique cérébrale au jeune marin, dont la descente le long des côtes brésiliennes n’a pas été une formalité. Une dizaine de nœuds, beaucoup d’instabilité : rien qui ne permettait à son bel IMOCA jaune et noir de voler!
Mais la beauté de la course au large est que c’est un sport de persévérance. Parfois, on teste pour la millième fois un réglage qui n’a jamais fonctionné, et dans ces conditions de vent là, avec cet état de mer précisément, le miracle s’opère soudain. La philosophie est donc de ne jamais se fermer de portes, ou du moins de garder quelques fenêtres ouvertes !
Et c’est ainsi qu’au fil des jours, à force d’essayer sans se décourager, Alan a trouvé les clés pour tendre à nouveau son sillage dans l’Atlantique Sud. « Ça fonctionne ! Ne me demandez pas comment, mais… j’ai trouvé la speed dans 12 nœuds de vent ! Je remonte petit à petit, bateau après bateau, et ça fait un bien fou au moral », raconte le marin enfin content de lui, galvanisé par la proximité de ses camarades-concurrents.
Car c’est en meute que le marin suisse s’est mis en chasse. Avec son compagnon d’infortune de Madère, l’Italien Giancarlo Pedote, le skipper de Hublot a retrouvé, en plus du bonheur d’échanger à la VHF avec un autre humain de son espèce, le frisson d’adrénaline de la compétition. Et l’envie décuplée de mettre du charbon.
« Je passe ma journée à remplir le ballast et le vider, border, choquer, etc. Du coup, quand j’ai un moment de repos, je monte sur le pont pour regarder autour, voir la grandeur de l’océan. Au loin derrière, je vois une petite voile qui petit à petit devient floue à l’horizon. C’est drôle de se retrouver à vue, au beau milieu de l’Atlantique ! C’est assez motivant car tous ces bateaux étaient devant il y a quelques jours », écrit le marin alerte, avec ses mots tant imagés qu’ils nous donnent un instant l’impression d’être avec lui à ses côtés.
Et si la météo, qui a permis aux leaders de traverser l’océan d’Ouest en Est sur un seul bord, n’est malheureusement pas aussi prodigue avec les retardataires, qu’importe ! Ils sont, au moins cette fois, tous logés à la même enseigne ! « Nos routages à nous pour rejoindre l’océan Indien ressemblent à un escalier de 15 étages dessiné par un enfant », s’amuse ainsi Alan, bien décidé à ne pas se laisser atteindre moralement. Et puis, l’escalier est au moins un lieu de passage, dans cette grande colocation du Vendée Globe. « Hier soir j’ai eu P’tit Louis (Louis Duc) à la VHF, on s’est croisé tout proche et ce matin c’était Eric (Bellion). Bref, on n’arrête pas les croisements et c’est super excitant », raconte à l’aube un marin ragaillardi de sa nuit !
Alors que le vent reprend enfin en intensité, voilà Alan Roura de retour à l’avant de son paquet. En 48 heures, il reprenait près de 400 milles sur Isabelle Joschke, 20e au classement. Et le passionné de vite renouer avec ses réflexes de régatier. « C’est hyper intéressant avec les vitesses mais aussi les angles des bateaux. Je ne m’en suis pas trop mal sorti avec mon groupe. Je suis content. Ça fait plaisir, je reprends du poil de la bête », se réjouit-il au milieu de sa descente océanique.
Certes, cela ne se fait pas sans douleur. Car trois semaines en mer, c’est aussi un cap pour l’organisme. Une durée plus longue que toutes les transatlantiques des dernières années, le vrai signal qu’on s’est élancé sur un marathon et qu’il va falloir assumer. « C’est surtout difficile de trouver le sommeil, quand le bateau est lancé à plus de vingt nœuds. On met le cerveau entre parenthèses pour bourriner, ce n’est pas de tout repos ! », raconte-t-il avant de joindre le geste à la parole en bâillant de fatigue. Il y a décidément des mots qu’il devrait être proscrit de prononcer à bord d’un IMOCA !
D’autant que l’environnement, lui aussi, se fait de plus en plus hostile. Après la torpeur brésilienne et ces longues journées à bouillir dans le cockpit, voilà que la température chute à mesure que le cap de Bonne Espérance se rapproche. Un nouveau challenge d’adaptation pour le corps soumis à de rudes écarts ! « Ça commence à cailler un petit peu, on n’est plus habitué. J’ai mis une petite polaire en plus et c’est reparti ! », explique le marin, rasé de près et désormais tout tourné vers la suite de son périple.
Car malgré ces trois semaines de navigation, il y a pourtant ce sentiment que tout commence à peine. Qu’on est au seuil de l’aventure. Il faut dire que lorsqu’ils parlent du Vendée Globe, la rare espèce des « finishers », dont Alan fait déjà doublement partie, ne s’illumine qu’à l’énoncé de ces trois mots : Mers du Sud. Ces quarantièmes rugissants, aussi fascinants qu’effrayants, que tous veulent découvrir ou retrouver, comme une étrange addiction que seuls ceux qui s’aventurent dans ces contrées peuvent appréhender.
Et cette année encore, ils promettent d’être à la hauteur de leur réputation, avec « un Indien qui va être assez actif », explique le skipper de Hublot. Traduction pour le commun des mortels ? Une tempête est attendue en milieu de semaine sur les îles Kerguelen, et promet de soulever en son cœur des creux de plus de 9 mètres, accompagnés de rafales à 60 nœuds. « La stratégie va être intense. On rentre vraiment dans le vif du sujet du Vendée Globe. Il va falloir se faufiler dans les courants des Aiguilles. Ça ne va vraiment pas être simple et en même temps, on va tous prendre cher. La course va être mise un petit peu entre parenthèses. On va être un mode plus « safe » qu’avant », pronostique Alan Roura. Et malgré ces mots lourds de sens, le navigateur n’a pourtant plus qu’une hâte désormais : « Retrouver mes copains les albatros dans le Grand Sud. »
Photo © Jean-Louis Carli / Aléa